11
Des messagers avaient été envoyés à Keftiou pour porter la nouvelle de la mort de Teyé. Elle serait enterrée selon les rites réservés à une princesse de deuxième rang. Par cet immense honneur, Ay comptait montrer la valeur qu’il attachait à ses concubines. Il prouverait à son peuple qu’il était un souverain jaloux de sa propriété.
Les femmes du harem avaient tiré au sort pour désigner celles qui les représenteraient dans le cortège funèbre. À l’aube du jour fixé, celles-ci se vêtirent de blanc et se répandirent de la poussière sur les cheveux. Devant le portail attendaient les pleureuses professionnelles, le visage strié de cendre sous leur longue perruque. À voix basse, elles répétaient la plainte que bientôt elles laisseraient éclater pour accompagner la longue procession jusqu’au Fleuve, puis la traversée, et enfin la marche jusqu’au tombeau.
À l’intérieur du harem, les servantes avaient dépouillé la chambre de Teyé de ses meubles, qui seraient transportés dans sa demeure d’éternité afin que son ka pût continuer à en disposer. Toute la nuit durant, les cuisiniers avaient préparé les victuailles qui seraient placées dans le tombeau. Des centaines d’oies et de canards avaient été abattus et même, selon le désir exprimé par Ay, un bœuf superbe – largesse insigne, pour une simple concubine. Cinquante miches de fine fleur de froment avaient été confectionnées. D’énormes paniers pliaient sous le poids des fruits du perséa[40] et du depeh. À tout cela s’ajoutaient des jarres d’huile d’olive et d’onguents, des cônes à parfum, des fleurs de lotus fraîchement coupées, des épices et des aromates, un fauteuil d’ébène et toutes sortes d’amulettes. Enfin, terminant cette partie du cortège, une armée de petits ouchabtis[41] qui serviraient Teyé et travailleraient à sa place dans les Champs d’Éarrou, où les serpents n’existaient pas, où le blé atteignait la taille d’un homme et où le fil de la faucille jamais ne s’émoussait.
Des serviteurs en pagne immaculé venaient ensuite, portant une statue de Teyé, d’une ressemblance saisissante bien qu’exécutée dans la hâte, et peinte dans une robe vert et or. Derrière, suant à grosses gouttes sous sa peau de léopard, le prêtre-sem précédait d’un pas lent et solennel le sarcophage, dont le rouge, le jaune, le bleu et le vert vibraient au soleil. Les deux représentantes du harem, coiffées respectivement de la couronne de Nephtys et de celle d’Isis, marchaient de part et d’autre de leur compagne défunte. Des membres de la cour suivaient le convoi, peu nombreux mais éminents, et qui ne manquaient jamais une occasion d’être vus de leur souverain. Certains d’entre eux, versant des larmes hypocrites, lui présentèrent leurs respectueuses condoléances. Ay allait seul, offrant aux regards une expression impénétrable.
Tout à la fin de la procession venait une litière fermée et gardée par dix soldats.
Les deux barques funéraires drapées de lin blanc attendaient au port, amarrées à la jetée royale. Il fallut une demi-heure au cortège rien que pour embarquer en vue du bref voyage vers la rive occidentale. Une fois arrivés, tous descendirent à terre aussi rapidement que le permettait la gravité de l’événement. Le soleil déjà haut annonçait une chaleur accablante. On s’achemina vers la maison-ouâbet où aurait lieu l’ultime purification.
Huy et Senséneb se trouvaient parmi le petit groupe de personnalités officielles, mené par Sahourê et le Directeur du Harem du Sud. Tous regardèrent le Grand Embaumeur superviser la mise en place de la momie, protégée par des amulettes glissées dans les épaisseurs de ses bandelettes, à l’intérieur du sarcophage. Alors le couvercle fut scellé, tandis que les pleureuses se lamentaient avec un regain d’ardeur.
La dernière portion du voyage était la plus courte mais aussi la plus pénible, car elle montait en pente raide vers l’entrée de l’hypogée. Là-haut, deux Mww, coiffés de parures à plumes, attendaient d’exécuter la danse de bienvenue. C’étaient des hommes musclés à la peau foncée, auxquels Huy trouva une forte ressemblance avec Psaro.
Ay avait voulu pour Teyé les honneurs suprêmes. À la porte du tombeau, on dressa le lourd cercueil à la verticale pour l’Ouverture de la Bouche, afin de restituer à la défunte l’usage de ses fonctions vitales. Ay en personne porta l’herminette et les quatre amulettes aux lèvres de Teyé, et ce fut Sahourê qui brisa les deux Vases Rouges. Alors le mobilier, et tout ce qui réconforterait Teyé dans l’au-delà, fut déposé dans le tombeau.
Sous une immense tente blanche frangée d’or, des serviteurs préparèrent le banquet réservé aux membres du cortège. Huy et Senséneb se trouvèrent assis presque au centre, assez près du pharaon pour retenir une fois son regard, qui ne livrait rien des pensées de son cœur. Puis vint le moment de l’Offrande.
Quatre prêtres-lecteurs disposèrent la nourriture et les boissons dont Teyé se sustenterait magiquement au long de l’éternité. Les Formules de Puissance furent prononcées, puis placées à l’intérieur de la tombe. Enfin arriva le moment d’installer Teyé dans sa chambre mortuaire. L’assistance se regroupa autour du catafalque et attendit le signal du roi.
Ay éleva un bras ; aussitôt les trompettes de cuivre résonnèrent. Même par cette chaleur torride, leurs accents glaçaient le sang. Les porteurs de la litière avancèrent jusqu’au tombeau et la déposèrent à côté du cercueil. Un des soldats brisa les sceaux pour ouvrir les panneaux, qui, remarqua Huy, étaient en bois. À l’intérieur, il devait faire chaud comme dans un four.
Un homme entravé par des cordes en descendit, vacilla et s’écroula sur le sable. Sale, le menton mangé par une barbe épaisse, Chaemhet ne tenait plus debout. Une foule de serviteurs du palais, qui connaissaient leur rôle à la perfection, l’entraînèrent vers une petite tente aux pans relevés que l’on avait dressée pendant le festin ; là, ils le lavèrent, puis le rasèrent avant de le revêtir d’un pagne et d’une tunique immaculés. Chaemhet se soumettait à cette préparation comme un homme qui a bu de l’extrait de mandragore. Sa tête roulait sur ses épaules, son regard se perdait dans le vide, pourtant, il garda suffisamment conscience de ce qui l’entourait pour se lever quand ils eurent fini. Délivré de ses liens, il paraissait résolu à montrer de la dignité.
« Que va-t-il se passer ? » chuchota Senséneb.
Huy avait déjà compris que les rumeurs évoquées par Mia étaient fondées. Les trompettes résonnèrent à nouveau, et d’une voix haute et claire, Ay déclara :
« Voici mon serviteur Chaemhet, qui m’a mécontenté. Il purgera sa peine en exécutant les désirs de Teyé dans l’éternité. »
Un frémissement parcourut l’assistance. Les prêtres-lecteurs avaient cessé de psalmodier les chapitres du Sortir au Jour dès la première sonnerie de trompettes. Tous les yeux étaient rivés sur Chaemhet, que l’on amenait devant le pharaon. Le Grand Intendant gardait la tête basse, mais les épaules droites.
« Acceptes-tu mon jugement ? demanda Ay.
— Oui, répondit Chaemhet d’une voix à peine audible.
— Précède ta maîtresse dans sa nouvelle demeure », ordonna le roi.
Pétrifiés, tous retenaient leur souffle. Chaemhet devait pénétrer seul à l’intérieur du sépulcre. Y être emmené de force, hurlant et se débattant, eût été une infamie dont sa famille aurait conservé à jamais la flétrissure. L’avenir s’annonçait déjà assez sombre et l’eût été plus encore si Mia n’avait été riche. Lentement, dans un silence de mort, Chaemhet se tourna vers le passage enténébré. La brise gonfla ses vêtements et, un instant, il offrit son visage au vent et au soleil comme pour en savourer une dernière fois la caresse sur sa peau. Puis, sans un regard en arrière, le condamné s’enfonça dans le tombeau.
Tandis que les ombres l’engloutissaient, les trompettes firent entendre pour la troisième fois leur longue clameur. Cinq soldats munis de torches entrèrent dans l’hypogée, suivis du cercueil porté par dix hommes. Cinq prêtres fermaient la marche. Les soldats ligoteraient-ils Chaemhet ? Lui feraient-ils absorber de l’extrait de mandragore, afin de le droguer pour faciliter la tâche des prêtres accomplissant les derniers rites sacrés ?
« Je n’arrive pas à y croire, chuchota Senséneb avec indignation.
— Sa faute était impardonnable.
— Ce châtiment l’est infiniment plus !
— Le roi est au-dessus de telles considérations. Nul ne conteste son jugement. »
Senséneb dévisagea son époux sans mot dire. Quelques instants plus tard, les soldats et les prêtres ressortirent, le visage grave. En dernier, celui incarnant Thot balayait à reculons les traces de leur passage, afin qu’il n’en subsiste rien. Quand il eut terminé, il s’adressa à l’assistance :
« Teyé repose dans sa dernière demeure, mais elle reste avec nous à jamais. Prononcez son Nom. Prononcez son Nom. Prononcez son Nom. »
Un murmure pareil au souffle du vent passa dans la foule tandis que chacun répétait par cinq fois le nom de Teyé, pour rassurer son ka qui tendait l’oreille dans les profondeurs de la chambre mortuaire.
Ainsi s’acheva la cérémonie. N’étant plus obligé d’aller à pied, Ay s’installa dans sa litière afin de redescendre vers la berge. L’assistance le suivit sans hâte. Déjà, le Fleuve était encombré de barges, de bacs et de nacelles de papyrus regagnant le port. La vie poursuivait son cours. Personne ne se retourna vers le tombeau, où les ouvriers entassaient des pierres cassées et des gravats pour en murer l’entrée.
Leur besogne les occupa pendant le plus clair de la journée. La barque-seqtet avait presque terminé son voyage quand ils se préparèrent à poser la dernière couche. C’est alors qu’ils entendirent un hurlement terrible s’élever à l’intérieur. Ils avaient beau savoir que c’était Chaemhet, ils échangèrent des regards terrorisés. Les effets de la drogue s’étaient dissipés plus tôt que prévu.
« Laissez-moi de la lumière ! » implora une voix.
Les ouvriers hésitèrent, désemparés.
« Par pitié ! De la lumière ! »
La voix était toute proche. Chaemhet avait réussi à remonter le conduit de la chambre mortuaire. Dans ce tombeau, aucune porte coulante ne barrerait la voie à d’éventuels pillards. Seuls les hypogées royaux étaient dignes d’en posséder.
Les ouvriers s’entre-regardaient, ne sachant que faire.
« C’est la volonté du roi », observa l’un d’eux.
Sans un mot, les autres se remirent à leur tâche. Eux-mêmes n’étaient que des instruments exécutant les ordres de Pharaon, Incarnation de la volonté divine sur la Terre Noire, située au centre du monde.
À leur intense soulagement, plus un cri ne monta de la tombe. Et quand, le lendemain, les maçons et les plâtriers vinrent sceller définitivement le mur, ils eurent beau tendre l’oreille, terrifiés à l’idée de ce qu’ils risquaient d’entendre, ils ne distinguèrent rien.
Peu après leur départ, le vent commença à projeter du sable sur le portail d’entrée, où il forma de petites vagues, début d’un océan d’oubli.
« As-tu vu Mia ? » demanda Huy à son épouse, plus tard ce jour-là.
Il s’était rendu aux Archives Culturelles dans l’espoir d’apprendre de Nakht comment s’était déroulé le procès, mais le vieux fonctionnaire avait refusé de le recevoir. Avait-il honte d’avoir permis qu’une sentence aussi cruelle frappât un de ses collègues ? Mais qu’aurait-il pu faire pour l’empêcher ?
« Oui, cet après-midi, répondit Senséneb.
— Comment supporte-t-elle cette épreuve ?
— Elle s’y attendait et s’y était préparée. Néanmoins, je n’imaginais pas qu’on puisse posséder tant de sang-froid.
— Quels sont ses projets, dans l’immédiat ?
— Elle prépare son départ. Sahourê était avec elle.
— Sahourê ?
— Oui. Elle dit avoir trouvé en lui un ami et un soutien.
— Il occupe provisoirement les fonctions de Chaemhet. Je me demande si Ay le confirmera à ce poste.
— Huy…
— Quoi donc ?
— Tu dois coûte que coûte reprendre l’enquête. N’abandonne pas ton ami. Quoi que j’aie pu penser de lui, personne ne mérite une telle mort !
— Que veux-tu que je fasse ? Rien ne prouve qu’il soit innocent. Après tout, il a été l’amant de Teyé ! Ay aurait pu le faire empaler.
— Oui. Ou alors le rendre aveugle, ou lui faire trancher le nez et les oreilles.
— Ces châtiments auraient-ils été plus doux ?
— Nous sommes d’accord. Tous sont atroces, ce n’est qu’une question de degré. Mais, Huy… tu pourrais encore le sauver. Il reste un peu de temps où tout demeure possible. Toi seul en es capable.
— Donne-moi une seule bonne raison de le sauver, dit le scribe, cherchant à la sonder pour conforter sa propre résolution.
— N’est-il pas ton ami ? Tu sais au fond de toi que sa culpabilité n’est pas prouvée.
— On a retrouvé ses lettres, son sceau… »
Exaspérée, Senséneb se détourna. Huy songea à Mia, qui supportait si bien son deuil, et aux nombreux éléments contradictoires. Oui, Senséneb voyait juste alors qu’il cherchait à s’aveugler.
« Combien de temps peut-il survivre, là-dedans ? »
Son épouse s’anima et répondit d’un ton professionnel : « Cinq jours tout au plus. Il fait frais, à l’intérieur. Il lui est interdit de consommer le vin, mais j’espère qu’il enfreindra les règles sacrées et se nourrira. Teyé le lui pardonnerait.
— Je le crois en effet.
— Son ka veillera sur lui. Je ne puis penser qu’elle désirait une telle vengeance.
— Tu ne la connaissais pas.
— Je le sens dans mon cœur. »
Senséneb avait semé dans un terreau fertile, qui n’attendait que de donner des fruits. Toutefois, Huy dut longuement parlementer pour persuader Kenna de lui attribuer une audience privée auprès du roi.
« Je te le répète, il faut compter plusieurs semaines d’attente.
— Et moi, je te répète que je n’en ai pas le temps.
— Quand souhaites-tu le voir ?
— Aujourd’hui même.
— Impossible !
— La vie d’un homme en dépend. »
Kenna considéra le scribe pensivement.
« Je vois bien où tu veux en venir, mais le roi a rendu son verdict et sa sentence est irrévocable. En ce qui le concerne, Chaemhet est déjà mort.
— Dis-lui qu’une erreur s’est glissée dans mon estimation de la prochaine production de turquoises, et que je sollicite l’autorisation de m’en entretenir avec lui.
— Crois-tu t’en tirer sain et sauf ? Tu n’es pas invulnérable !
— J’en assume la responsabilité pleine et entière.
— Tu te moques de tout, n’est-ce pas, Huy ?
— Cela, vois-tu, c’est mon secret. »
De guerre lasse, Kenna consulta la liste des rendez-vous pour la journée.
« Reviens à la dernière heure de la barque-seqtet, mais arme-toi de patience, car l’attente sera longue. »
À la troisième heure de la nuit, Ay fut enfin prêt à entendre le scribe. Un huissier fit entrer Huy dans une pièce qu’il n’avait jamais vue, et où le roi, seul à une petite table, dînait frugalement d’un plat de lentilles et de bière rouge. Huy se sentit désorienté. Jamais le roi ne l’avait reçu en faisant fi de tout protocole. Relevant la tête, Ay congédia l’huissier d’un geste.
« Alors, Huy, il paraît que tu souhaites me parler des mines de turquoises ?
— Oui.
— Assieds-toi donc. »
Sidéré par cette invitation sans précédent, Huy chercha un siège des yeux. Il repéra un tabouret, similaire à celui du roi.
« Allons, insista Ay, ne reste pas planté là ! »
Huy s’assit en tremblant, certain, cette fois, d’être tombé dans un traquenard. Ay claqua des doigts et tourna la tête vers son échanson, qui s’empressa de placer un gobelet devant le scribe et lui servit de la bière.
« Comment as-tu trouvé les funérailles ? » demanda le roi.
Il sait ! pensa Huy.
« Dignes de la concubine d’un grand pharaon.
— Teyé fut ma favorite, autrefois. À bien des égards, elle l’était encore. Mais tu es venu me faire part d’une erreur dans ton estimation de la production de turquoises ? »
Huy baissa la tête sous le regard sarcastique du roi.
« Non, ce n’est pas vraiment de cela qu’il s’agit, n’est-ce pas ?
— Mon seigneur… Si Chaemhet n’est pas coupable, un dangereux criminel rôde en toute impunité.
— Donc, tu as encore des doutes.
— Oui.
— Je me demande pourquoi je ne te fais pas exécuter séance tenante.
— Sûrement, dans ton infinie clémence…
— Tu m’aiguillonnes encore mieux que ma conscience, voilà pourquoi ! Allez, va, que veux-tu savoir ?
— Puis-je te demander quand, pour la dernière fois, Teyé avait partagé ta couche ?
— Chercherais-tu à obtenir la permission de reprendre l’enquête ? Je t’ai pourtant averti des risques que tu courais…
— C’est d’une importance capitale.
— Je ne l’avais pas réclamée depuis trois ans.
— Étrangement, elle avait affirmé le contraire à Chaemhet. Elle lui avait envoyé Géoua pour lui signifier que tu l’avais à nouveau fait appeler.
— Tu m’intrigues ! »
Ay reposa sa cuiller et considéra le scribe, attendant la suite. Huy écarta les mains en un geste d’impuissance.
« Je ne sais rien de plus. Pour une raison quelconque, elle lui avait menti.
— Elle voulait le rendre jaloux. Il est des hommes que cela stimule.
— Mais si elle lui a menti, elle a pu mentir à d’autres, fit valoir le scribe. Cela ne laisse-t-il pas de place au doute ?
— Tu es de parti pris. Chaemhet était ton ami.
— Tu parles de lui au passé, néanmoins il n’est pas encore mort.
— J’en ai décidé autrement.
— Reconsidère ton verdict ! Libère-le au moins jusqu’à ce que j’en apprenne davantage.
— Le tombeau est muré.
— Revenir sur une décision est le privilège des grands.
— Tu ne m’auras pas par la flatterie, Huy.
— Je le sais. C’est en toute sincérité que je m’adresse à toi. »
Ay réunit soigneusement ses doigts bout à bout.
« Une raison profonde l’a poussée à mentir à Chaemhet, en lui transmettant cette fausse information par le biais de Géoua. C’est par là que tu dois commencer. »
Huy laissa échapper un soupir de soulagement.
« Toutefois, Chaemhet ne quittera pas le tombeau. Je me doute qu’ayant consulté Senséneb, tu sais combien de temps il peut survivre. Tel est le délai dont tu disposes pour démontrer son innocence. Si tu échoues, qu’il en soit selon la volonté des dieux. »
Huy accueillit cette réponse en tâchant de conserver un visage de marbre.
« J’ai une faveur à te demander.
— Une seule, vraiment ? » ironisa Ay, retenant un sourire.
Huy prit soudain conscience du froid qui régnait dans cette pièce. Le seul endroit, dans toute la capitale du Sud, où l’on se sentait pris de chair de poule. Les rues la nuit étaient d’une chaleur torride, en comparaison.
« Je voudrais interroger le Grand Embaumeur – le Contrôleur des Mystères.
— Pour quelle raison ?
— Le corps de Teyé recelait peut-être des secrets dont j’ignore encore la nature.
— Si tu estimes qu’il peut t’être utile, soit. Je ne souhaite pas te mettre des bâtons dans les roues, Huy. J’avoue que tu as su piquer ma curiosité. Kenna te délivrera les autorisations nécessaires.
— Merci.
— Pars, à présent. J’attends ton rapport. »
Huy se leva et, s’inclinant profondément, s’approcha de la porte à reculons. Au moment où il allait sortir, Ay lui lança :
« Au fait, j’avais déjà fait vérifier tes comptes. Je te félicite : ils sont d’une rigoureuse exactitude. »
Osant un rapide coup d’œil vers le roi, Huy remarqua son expression d’amusement et de satisfaction.
Le scribe se dirigea vers l’enceinte, muni du précieux document lui conférant tous pouvoirs pour enquêter au nom du roi, que Kenna lui avait remis d’un air ébahi. En chemin, l’idée lui vint de faire un léger crochet afin de passer devant chez Chaemhet. Levant les yeux vers les fenêtres éclairées, il vit des ombres sur les murs. Un instant, il pensa rendre visite à Mia, mais se ravisa. L’amulette était toujours dans sa bourse, à sa ceinture. Il ne la détruirait pas avant d’avoir découvert son secret.
À cette heure tardive, il ne pouvait se présenter chez le Contrôleur des Mystères. Aucun passeur n’accepterait de lui faire franchir le Fleuve, car dans le silence de la nuit les crocodiles convergeaient vers la cité, cherchant leur pitance parmi les roseaux. À force de se repaître des ordures ménagères, les animaux étaient devenus plus indolents, néanmoins ils conservaient une prédilection pour les proies vivantes. Rares étaient les pêcheurs qui s’aventuraient sur les flots après le crépuscule, à moins de disposer d’une grande et solide embarcation.
Une silhouette se détacha de l’ombre du bâtiment qu’il observait pour s’approcher de lui.
« Scribe Huy…
— Imbou ?
— J’étais dans le jardin quand je t’ai aperçu. Pardonne-moi de t’importuner, mais… as-tu vu le roi ? »
Le serviteur avait grand-peine à maîtriser le tremblement de sa voix. Huy, qui l’examinait attentivement dans la pénombre, remarqua ses joues baignées de larmes.
« Oui, Imbou, j’ai pu lui parler.
— On dit que Chaemhet a marché vers la mort avec dignité.
— Il a fait preuve d’une force d’âme admirable. »
Comprenant qu’Imbou rassemblait tout son courage, Huy attendit patiemment qu’il en vînt au fait.
« Reste-t-il le moindre espoir ?
— Ay ne m’a pas interdit de reprendre l’enquête. »
Imbou ferma les yeux de soulagement.
« Me suivais-tu ? s’enquit le scribe.
— Non.
— Comment savais-tu, alors, que je passerais par là ?
— J’étais dans le jardin. Il faut remplir le bassin et c’est mon tour de m’en occuper. Mais j’aurais saisi la première occasion de venir te voir, toi qui étais son ami. »
Le serviteur murmura enfin ce qui lui tenait tant à cœur :
« Permets-moi de t’aider. »
Huy lui tapota l’épaule.
« Le mieux que tu puisses faire est de veiller sur Mia. »
Il resta médusé en voyant l’expression qui passa sur les traits d’Imbou. Bien que fugitive, ce n’en était pas moins de la haine, intense et violente.
« Le cas échéant, je ne manquerai pas de te demander de l’aide, conclut-il. Je trace un sillon solitaire, mais quand le soc accroche, il est bon de trouver une main secourable pour le dégager.
— Merci, scribe Huy. »
Aussi silencieusement qu’il était arrivé, Imbou disparut dans l’ombre. Huy décida de descendre au port. Il avait besoin de réfléchir et n’éprouvait encore aucune envie de rentrer chez lui.
Finalement, il passa la nuit dehors. Que Senséneb pense ce qu’elle voulait ! Le patron de la taverne était un vieil ami chez qui il pouvait prendre ses aises ; de plus, le scribe ne craignait pas d’abuser de la boisson. Il lui faudrait toute sa lucidité pour mener à bien ses démarches dans le très court laps de temps qui lui était imparti.
Il fit donc durer jusqu’à l’aube ses deux cruches de vin de Kharga, et savoura son pain d’orge trempé dans de l’huile d’olive en contemplant le Fleuve et le ciel nocturne. Tout était calme, et seule la petite lampe brûlant sur sa table dissipait l’obscurité. De temps en temps, Huy somnolait, pour être réveillé en sursaut par un bruit d’éclaboussures produit par un crocodile, un gros poisson ou un démon. Une fois, il remonta la mèche. Il était seul. Le tavernier avait depuis longtemps fermé son établissement pour aller se coucher, laissant le dernier client garder la terrasse.
Aux premières lueurs de l’aube, beaucoup plus en forme qu’il ne le méritait, Huy se rendit sur les quais où les équipes des bacs se préparaient pour la journée.
Comme le scribe, le Contrôleur des Mystères était un homme trapu et musclé. Toutefois, ses traits fins et ses lèvres minces indiquaient qu’il était né au nord du pays. Ses mains aussi étaient délicates, avec de longs doigts déliés, quoique robustes. Huy les regarda avec respect, songeant au travail qu’elles accomplissaient.
Le Contrôleur lut attentivement le document paraphé par Kenna, puis considéra Huy.
« Puisque le roi t’accorde sa confiance, je n’ai rien à te cacher.
— Je saurai être discret, promit le scribe. J’ai avant tout une question à te poser. La défunte portait-elle un enfant ?
— Non.
— Tu en es sûr ?
— J’imagine que si cette question t’est venue à l’esprit, c’est que quelqu’un l’avait laissé entendre. Cette personne s’est trompée. Nous n’avons pas trouvé de fœtus dans la matrice. Dans le cas contraire, nous l’aurions embaumé afin de l’ensevelir avec elle.
— Je comprends.
— Nous serions partis du principe que cet enfant était du roi. Les dieux en soient loués, le problème ne s’est pas posé. Vu les circonstances, la colère du pharaon n’aurait pas connu de borne.
— Même ainsi, le châtiment de Chaemhet aurait été inique.
— Est-ce à dire que tu le crois innocent ?
— Oui, j’en ai de plus en plus la conviction. »
Pendant tout ce temps, Roya n’avait rien perdu des faits et gestes de Huy. Elle s’était réfugiée chez les deux naines qui résidaient chez Nézemmout, et qui étaient ses amies depuis de longues années. L’avantage de se cacher dans le palais d’Horemheb, parmi l’entourage de son épouse, était que personne, dans la cité, n’était autorisé à y entrer. Nézemmout vivait en recluse avec son fils chétif et ne prenait aucune part à la vie de la cour pendant que le général était au loin. Elle faisait peine à voir, solitaire et s’ennuyant à mourir, toute sa beauté enfuie après une succession de fausses couches. Elle s’accrochait au petit Touthmosis avec une passion presque morbide. L’enfant ne s’exposait jamais au soleil, n’avait aucun compagnon de son âge par crainte d’une infection. Des précepteurs, retenus pratiquement prisonniers au palais, inculquaient les principes de la monarchie à un cœur si jeune qu’il maîtrisait à peine le langage. Horemheb était dévoré d’ambition pour la dynastie qu’il rêvait de fonder.
Roya étouffait, dans ce palais. Elle priait pour que s’achève bien vite cette longue attente et que vienne le temps où elle aurait la certitude que Chaemhet était mort. Néanmoins, comme elle ne s’interdisait pas quelques incursions dans la cité, elle avait appris que Huy le scribe avait reçu la permission d’enquêter sur la mort de Teyé. Elle devait agir, mais comment ? Le seul intermédiaire qu’elle connaissait ne l’aimait pas, et elle n’était pas sûre de pouvoir se fier à lui. Cependant, elle n’avait pas le choix.
Les dieux cherchaient-ils à se divertir, ou voulaient-ils qu’il en soit ainsi ? À moins qu’ils ne fussent aussi aveugles et indifférents que les étoiles, la laissant aller à sa perte sans même s’en douter.
Avant les premiers feux de l’aurore, Roya s’introduisit dans l’appartement de Sahourê. Elle s’attendait à le trouver seul, mais elle constata avec surprise que la porte n’était pas verrouillée. Elle entra avec prudence. Pour elle, éviter les rondes de nuit dans le quartier du palais était un jeu d’enfant, toutefois les premiers domestiques ne tarderaient pas à se lever et elle ne voulait pas risquer d’être vue. Elle se sentait vive et alerte, tous ses sens aiguisés par le goût de l’aventure. Au plus profond d’elle-même résonnait un avertissement – elle avait rencontré jusqu’alors une chance insolente. Attention à l’excès de confiance… Mais ne méritait-elle pas d’avoir un peu de chance, elle qui avait été brisée dans la matrice, qui n’avait jamais connu et ne connaîtrait jamais l’amour d’un homme ? Il est vrai qu’elle avait été aimée d’une femme. L’accouplement n’était pas le but suprême.
Le profond silence qui planait dans tout l’appartement lui apprit que celui-ci était désert. Elle passa vivement d’une pièce à l’autre, furtive comme une ombre sur ses pieds tordus. Personne… Tant mieux ! Ici, elle trouverait peut-être une nouvelle preuve accablante contre Chaemhet. Sahourê n’avait aucun intérêt à le voir prospérer. N’en avaient-ils pas souvent discuté, quand Teyé était encore en vie ? N’avait-il pas essayé lui-même, avec une maladresse ridicule, de précipiter la chute de son rival ? On pouvait supposer, évidemment, que si Sahourê possédait d’autres éléments, il les aurait d’ores et déjà utilisés. Mais il était à deux doigts de se voir confirmer dans les anciennes fonctions de Chaemhet. Présenter des preuves contre celui qu’il avait supplanté aurait pu sembler suspect. Peut-être les gardait-il en réserve, pour s’en servir en dernier recours ? Et puis, Huy n’était pas infaillible. Il n’avait pas su élucider le meurtre de Géoua et, pour l’heure, rien n’indiquait qu’il parviendrait à sauver son ami.
Roya ne se faisait pas d’illusion. Elle ne se fondait que sur des racontars, des rumeurs glanées dans les coulisses de la cour. Peut-être Sahourê n’avait-il plus rien dans sa manche. Toutefois, cet appartement vide lui offrait une opportunité qu’elle ne pouvait négliger.
Elle cherchait la brique mobile masquant le coffre-fort dans le mur en espérant que les chevilles du haut ne seraient pas hors d’atteinte, quand les Mézai firent irruption. Cinq hommes immenses, qui la regardèrent avec un mélange de triomphe et de crainte. Elle lança un coup d’œil vers la fenêtre pour mesurer la distance qui l’en séparait. Trop loin.
Elle les toisa d’un air de défi. S’ils voulaient la capturer, ils n’allaient pas trouver la tâche facile.
« Je ne l’avais jamais vu dans une telle fureur ! soupira Kenna. Imagine-toi qu’hier j’ai dû me remonter avec un peu d’alcool de figue avant de me présenter devant lui. C’est bien la première fois que cela m’arrive ! »
Huy hocha la tête d’un air compréhensif.
« Par bonheur, tu avais repris l’enquête officiellement, continua Kenna. Ainsi, il ne te rend pas responsable de la mort de Sahourê.
— Même indirectement ? Il ne croit pas que la reprise de l’enquête l’a poussé au suicide ?
— De toute évidence, non. »
Au milieu des jardins de la Deuxième Maison, un serviteur avait découvert Sahourê flottant sur le ventre, dans le bassin. Le khepech était resté planté dans sa poitrine. La blessure était nette. Sahourê avait dû tomber en avant, bien que personne n’eût rien entendu, pas même un bruit d’éclaboussures. Les poissons entouraient le mort avec curiosité, grignotant ses flancs et ses yeux. Le serviteur avait alerté une patrouille mézai. Des policiers, envoyés à la Troisième Maison pour fouiller l’appartement du Grand Intendant, étaient arrivés juste à temps pour y surprendre la naine du harem, jusqu’alors disparue.
Huy relut la lettre :
Je ne peux plus supporter ce fardeau. Maintenant que j’ai réalisé mon ambition, je me rends compte que je ne peux en profiter, sachant que je ne dois pas ce succès à mon mérite propre, mais à la disparition d’un homme qui était mon ami.
Le doute ne semblait pas permis, cependant un détail intriguait le scribe, qui dit à Kenna en lui rendant la lettre :
« Ne remarques-tu rien d’étrange ?
— Non.
— Regarde bien.
— J’ai lu et relu ce message plusieurs fois.
— Alors regarde-le mieux. »
Kenna examina les hiéroglyphes en fronçant les sourcils.
« Je suis allé à l’école des scribes avec Sahourê, expliqua Huy. Il n’était pas le meilleur – ni moi non plus, d’ailleurs ! –, mais c’était un bon élève. Observe cette écriture.
— C’est la sienne.
— Je me demande…
— Je reconnais son écriture, persista Kenna. Les caractères manquent de finesse, je l’admets, mais considère l’état d’esprit dans lequel il se trouvait. »
L’argument était plausible, Huy en convenait. Néanmoins, il ne pouvait se ranger à cet avis. Quelque chose d’indéfinissable le troublait dans cette écriture. On eût dit qu’on lui adressait une sorte de signal, un message qu’il ne parvenait encore à déchiffrer.
« Pourquoi se serait-il suicidé ? objecta-t-il.
— Il en indique la raison. Huy, tu cherches si loin la vérité que tu finis par t’égarer.
— Un habitant de la Terre Noire ne met fin à ses jours que sur ordre du roi.
— C’est assurément inhabituel. Mais sans doute l’humiliation était-elle trop forte.
— Où est la naine Roya ?
— Dans la prison du palais.
— A-t-elle subi la torture ?
— Je l’ignore. En tout cas, Ay n’en a pas donné l’ordre.
— Je t’en prie, tâche de l’en dissuader à tout prix. Il faut absolument que je puisse m’entretenir avec elle. »
Le cachot était situé dans le sous-sol de l’édifice. Il était entièrement nu, à l’exclusion d’un banc de brique crue dans un coin et, en face, d’un tas de paille infestée de vermine. En entrant, on était saisi par une humidité glacée. La seule qualité que l’on ne pouvait dénier à cette geôle infecte, c’est qu’on n’y souffrait pas de la chaleur.
Roya était assise, très droite, sur le banc. Elle balançait ses jambes, les mains sur les genoux. Malgré la pénombre, Huy vit qu’elle avait un bleu énorme sur la tempe et la lèvre supérieure fendue. Pourtant, les yeux de Roya avaient une lueur de défi.
« Heureuse de faire enfin ta connaissance, Huy.
— Tu me connais donc ?
— Ta renommée te précède à grands pas.
— Moi aussi, j’ai beaucoup entendu parler de toi.
— Flatteur !
— Acceptes-tu de me répondre ? »
Sans mot dire, Roya tourna son regard vers le mur.
« Je n’ai rien contre toi, expliqua le scribe. Je cherche seulement à découvrir la vérité.
— Que sais-tu au juste ?
— Rien. Je tâtonne dans le noir.
— Tu ne peux rien prouver !
— Mais je n’ai rien à prouver, Roya. En revanche, je bénéficie de la confiance du roi. T’imagines-tu qu’on te jugera ? Seule mon intervention t’a permis de rester en vie.
— Parce que tu t’imagines que j’ai envie de vivre ? riposta Roya en tournant enfin les yeux vers lui. Regarde-moi !
— Tu n’es pas la seule dans ton cas. Beaucoup de tes semblables vivent néanmoins heureux.
— Parce qu’ils ont quelqu’un à aimer.
— Et toi, tu n’as personne ?
— Plus maintenant. »
Malgré elle, Roya sentit ses yeux s’embuer. Elle parvint à refouler ses larmes, mais son émotion n’avait pas échappé à Huy.
« Tu en rends Chaemhet responsable ?
— Ce sale fils de Seth a fait perdre à Teyé toute raison, tout bon sens.
— Comment as-tu découvert sa cachette ? »
Elle lui lança un regard fier et garda le silence.
« Que tu me le dises ou non, tu mourras, affirma le scribe. Il ne tient qu’à toi que cette mort soit douce et brève. Réfléchis bien… J’ai la conviction que tu m’as suivi. Il paraît que tu es douée pour ça ?
— On le dit.
— J’aurais voulu t’avoir pour équipière », reconnut-il avec sincérité.
Après sa menace cruelle, aussitôt regrettée, Huy vit s’allumer une lueur d’intérêt – et peut-être d’espoir – dans les yeux de la prisonnière.
« Tu étais très facile à suivre, bien que, parfois, j’aie eu l’impression que tu t’en doutais.
— Oui, mais sans jamais en avoir l’absolue certitude.
— Hors de la cité, tu m’as donné plus de fil à retordre.
— Tu te cachais derrière les murets ?
— Oui. Ou derrière les puits. Et aussi dans les blés. »
Il sourit tout en l’observant.
« À qui l’as-tu dit ?
— À Sahourê, répondit-elle avec simplicité.
— Et il s’est chargé d’informer les Mézai ?
— Oui. Venant de lui, l’information avait plus de poids.
— Évidemment. Mais… pourquoi Sahourê plutôt qu’un autre ?
— Teyé et moi, nous menions des négociations avec lui, annonça-t-elle avec orgueil.
— Pourquoi n’as-tu pas dénoncé Chaemhet sur-le-champ ? »
Soudain nerveuse, Roya releva ses genoux sur lesquels elle posa son menton.
« J’ai soif. Ils ne me donnent jamais d’eau. J’en suis réduite à boire de ça, dit-elle en indiquant le vase.
— Que veux-tu ?
— De la bière rouge… non, noire. »
Huy s’approcha de la porte et ordonna qu’on apporte de la bière noire. Les geôliers obéirent précipitamment. Ils avaient vu le laissez-passer et, même s’ils ne savaient pas lire, ils avaient reconnu le sceau du roi.
Roya but avidement – plus d’un hin. Elle essuya doucement ses lèvres tuméfiées sur sa manche.
« J’ai attendu que Teyé soit presque prête pour le tombeau. J’ai été maligne ! J’avais prié Bès et Maât pour que justice soit faite. J’ai laissé fermenter la haine du pharaon afin que son cœur conçoive le pire des châtiments. Et puis, laisser croire à Chaemhet qu’il avait réussi faisait également partie de ma vengeance. Plus l’espoir grandit, plus la déception est amère et douloureuse.
— Tu ne craignais pas qu’il s’en aille ?
— Il se reposait entièrement sur toi. Sans ton aide, Huy, il n’était qu’une loque, dit-elle avec mépris. Je savais qu’il resterait terré dans sa cachette jusqu’à ton retour. Quant à Sahourê, il m’a suffi de lui révéler l’endroit. Il n’était pas comme toi, lui. Il ne posait pas de question !
— Te réjouis-tu de ce qui s’est passé ?
— Oh, oui ! répondit-elle d’un air radieux. Il mourra avec Teyé. C’est mon cadeau d’adieu.
— Elle l’aimait. »
Roya se rembrunit un instant, puis répliqua :
« Alors, elle sera heureuse, puisqu’il restera auprès d’elle à jamais.
— Elle n’aurait pas voulu lui infliger cette torture.
— Mais lui souhaitait sa mort ! Je me demande si elle lui pardonnera. Puisse la Bête Ammit[42] dévorer l’ombre de ce maudit ! Tu ne le sauveras plus, à présent. »
Ses yeux noirs comme le jais affrontèrent durement le regard du scribe.
« Selon toi, donc, c’est lui qui a assassiné Teyé ?
— Oui ! Il n’a trouvé que ce moyen pour se débarrasser d’elle. Pourtant, elle avait accepté de lui rendre sa liberté ! Elle consentait à se sacrifier, par amour pour lui.
— De même que, toi, tu étais prête à te sacrifier pour elle.
— Oui.
— C’est dur d’aimer quelqu’un au point d’accepter de le perdre.
— À quoi veux-tu en venir ?
— Ne semble-t-il pas plus facile de partir soi-même ?
— Tu veux dire, en mourant ?
— Oui.
— Teyé ne s’est pas suicidée. Sa chambre avait été fouillée ! Il n’avait pas retrouvé ses lettres et il avait perdu son sceau.
— Comment Teyé avait-elle lié connaissance avec Sahourê ? »
Mais Roya détournait la tête, maussade, réfléchissant malgré elle aux objections du scribe.
« Elle ne s’est pas tuée ! Elle vivait dans l’espoir.
— Dis-moi, quelle part a jouée Sahourê dans cette affaire ? »
Roya baissa les yeux sans répondre.
« Le silence ne te sauvera pas. Qu’au moins l’on se souvienne de ce que tu as accompli par amour !
— Ce serait une trahison.
— À présent, Teyé est bien au-dessus des trahisons de ce monde.
— Tu me le jures ? lui demanda-t-elle, hésitante.
— Oui.
— Sahourê était au courant des rendez-vous entre Chaemhet et ma Teyé. Il convoitait le poste de Grand de la Deuxième Maison. Si Chaemhet quittait le pays, il avait de fortes chances de l’obtenir. Teyé rêvait de s’enfuir avec son amant. Ils avaient donc des intérêts communs.
— As-tu revu Sahourê après la mort de ta maîtresse, hormis la fois où tu lui as appris que Chaemhet se cachait dans cette ferme ?
— Non.
— Donc, ce n’est pas toi qui l’as tué ?
— Pourquoi l’aurais-je fait ?
— Que cherchais-tu, dans son appartement ?
— J’étais simplement venue lui parler. Je voulais m’assurer que tu ne sauverais pas Chaemhet, et je pensais que Sahourê possédait peut-être d’autres preuves contre lui.
— Je sais que tu dis vrai, approuva Huy. Sa blessure était haute ; tu n’aurais pu le frapper au cœur. »
Il marqua une pause, fixant le mur au-delà de Roya, comme s’il revoyait une scène.
« Néanmoins, sur le corps de Géoua, la blessure était anormalement basse. »
Roya fit entendre un rire espiègle.
« Tu m’as démasquée ! Je me demandais si tu y parviendrais.
— Je n’ai aucune preuve.
— Quelle importance ?
— L’affaire Géoua appartient au passé. En ce moment, toutefois, ton sort repose entre mes mains.
— Si tu crois m’impressionner !
— Pourquoi as-tu supprimé Géoua ?
— Pour Teyé, dit-elle en haussant les épaules. Elle savait qu’il faisait chanter Chaemhet et regrettait d’avoir eu recours à ses services. Il était dangereux, et elle s’était placée à sa merci. J’ai tué Géoua, après quoi j’ai récupéré l’or de Chaemhet et je l’ai remis dans son coffre. Ma Teyé était si fière de moi !
— As-tu eu du mal à en finir avec Géoua ?
— Non, dit Roya pensivement. Il attendait une prostituée et n’était pas armé. Physiquement, c’était un mollasson. Moi, je suis forte et j’ai agi sans hésiter. Par contre, je n’ai pas pensé à frapper de haut en bas. Tu as l’œil pénétrant : un véritable œil d’Horus.
— Maintenant, je vais m’employer à te faire sortir d’ici.
— Ne te donne pas cette peine. Je suis déjà morte. »
Pourtant, Huy remarqua que, tandis qu’elle prononçait ces mots, elle levait tristement la tête vers l’étroite meurtrière qui permettait à peine d’entrevoir le ciel.
« Aide-moi à sauver Chaemhet.
— Non !
— Ton cœur est plein de bon sens et tu sais t’en servir. Alors, écoute : le sceau a pu être jeté sous la table à dessein. La fouille a pu être mise en scène, pour lancer la police sur une fausse piste. Teyé aurait-elle agi ainsi afin que son sang retombe sur Chaemhet et qu’il soit incriminé ?
— Jamais elle n’aurait fait accuser un innocent.
— Qui, alors ? »
Roya le fixa avec une expression malicieuse.
« Pose donc la question à Mia. »